Série policière de bas étage. Episode « Elections ».
De la thérapie par la parole : « Voudriez-vous en parler ? – Non, merci ». Mais quel choix ai-je ?
Commençons par le début. Je m’appelle Katia, je suis d’origine russe, j’ai 32 ans, j’habite Genève depuis 2003. J’ai deux nationalités : russe et suisse.
On s’habitue vite aux bonnes choses et on se déshabitue tout aussi rapidement des moins bonnes. Par conséquent, ayant vécu presque 10 ans en Suisse et ayant perdu l’habitude de la façon dont les choses se passent en Russie, j’ai été bouleversée par les rapports des fraudes relevées par des observateurs lors des élections parlementaires russes de décembre 2011. Je suis une personne apolitique, comme beaucoup de russes (finalement, comme beaucoup de suisses aussi), et voilà que soudainement, j’ai ressenti un outrage personnel à cause de ce qui se passait dans mon pays d’origine. Je n’étais pas allée voter, mais j’avais le sentiment d’avoir été volée, moi personnellement. Je ne pouvais plus tenir en place. Peut-être, est-ce comme cela que la fameuse société civique se réveille ? Je ne trouvais pas d’autre explication à mon malaise. Les gens autour de moi me demandaient : « Mais pourquoi tous ces va-et-viens ? Pour toi, personnellement, tout va bien ! »
A un moment l’outrage a dépassé les limites, j’ai pris des vacances entre 28 février et 11 mars 2012, j’ai atterri dans ma ville natale de Saint-Pétersbourg et je me suis inscrite en tant qu’observatrice pour les élections du 4 mars. Pour être observateur, il faut obtenir un mandat de la part de l’un des candidats aux élections, mais il n’y a aucune obligation d’appartenir au parti du candidat. Le statut d’observateur est par conséquent purement civique. Le mandat d’observatrice m’a été donné par le parti communiste pour le local de vote N°1105, organisé dans les locaux de l’école N°358 (Adresse : Saint-Pétersbourg, rue Varchavskaya 40). Dans la même école, il y avait le local de vote N°1106.
J’ai essayé de me préparer de la meilleure manière possible. J’ai cherché des séminaires de préparation sur Internet, j’ai étudié les lois, les ordonnances et tous les autres documents que j’ai pu trouver. En même temps, j’étais très pessimiste et consciente que, de toute manière, les résultats finaux seraient dessinés par le pouvoir, malgré tous les observateurs du monde. Et malgré cela, je me préparais.
Quand j’ai reçu le mandat du candidat du parti communiste, j’ai obtenu également le numéro de téléphone d’un certain Sergueï, qui devait être membre de la commission électorale dans mon local de vote, également de la part du parti communiste. Je l’appelle pour faire connaissance. D’après sa voix, il a l’air jeune et sympa. Tout va bien.
Le matin du dimanche 4 mars j’arrive au local de vote. Ayant eu connaissance des limitations imposées illégalement aux observateurs lors des élections parlementaires de décembre, je me prépare à devoir insister sur mes droits tels que : pouvoir entrer dans le local avant l’heure de l’ouverture, pouvoir filmer et photographier, pouvoir me déplacer librement dans le local de vote. Je répète dans ma tête les phrases exactes et les numéros des articles des lois. Naïvement. On me laisse entrer sans problèmes, je le prends pour une bonne nouvelle. Trop tôt, comme je vais comprendre dans environ 16 heures.
La directrice de la commission électorale, un peu stricte mais finalement sympathique, enseigne le russe, la littérature et la sécurité civique, s’appelle Elena Alexandrovna Artukhina. Coiffure impeccable, pull tendance, regard droit. La voici :

Et voici la vice-directrice de la commission, Riazantzeva Natalia Nikolaevna :

Le local de vote se situe dans le hall, ainsi que l’entrée de sa classe de cours. Dans la classe, il y a des posters : « La menace de terrorisme », « Que faire si vous êtes pris en otage ». Nous sommes déjà pris en otage, tout simplement nous l’ignorons encore, pour l’instant.
La secrétaire de la commission, une jeune fille prénommée Julia Alexandrovna Kovalishina, enregistre mon mandat et me demande si j’ai une permission pour photographier et filmer. Je pense « Les voilà, les restrictions illégales ! » et réponds que le droit des observateurs de filmer de peut pas être restreint et que la permission n’est pas nécessaire. Elle me dit : «Les autres en ont apporté une », disparaît pour s’entretenir avec la directrice, revient et apaise mes craintes : « Ne vous faites pas de soucis, effectivement vous pouvez photographier et filmer sans permission préalable ». Voici la secrétaire :

Le local de vote est organisé selon tous les règles de la loi. La « Copie grand format du procès-verbal final », encore vierge, est attachée à un mur, il y a toutes les informations sur les candidats, l’urne est absolument transparente, il n’y a pas de matériel de campagne des candidats. Depuis leurs places, les observateurs peuvent voir la table où les électeurs vont prendre leurs bulletins de vote, l’urne et les cabines de vote. Il est 7.40 du matin, la directrice annonce le début du travail de la commission électorale N° 1105. L’intérieur des urnes mobiles est montré, elles sont bien vides:

On les scelle. Ensuite, on scelle la grande urne transparente. On vérifie le bon fonctionnement des webcaméras, tout nouvel instrument de la lutte anti-fraude.
Il est encore tôt, je profite de ce calme pour faire connaissance avec les autres observateurs. L’observateur envoyé par le parti de Mironov, candidat du troisième parti parlementaire, s’appelle Alexandre, il doit avoir une cinquantaine d’années, il est ouvert et énergique. L’observatrice de la part de Prokhorov, milliardaire et candidat indépendant, est une jeune étudiante, Julia, 18 ans. Elle a une « Feuille de route de l’observateur », un document préparé par une association indépendante de contrôle des élections pour faciliter notre travail. Elle est déjà en train de la remplir. L’observatrice de la part de Poutine est aussi une jeune étudiante, par contre, elle ne nous adresse pas la parole. D’autres observateurs sont présents, mais, comme on va vite découvrir, à part Alexandre, Julia et moi, les autres vont passer leur journée dans la cafétéria, jouant sur leurs smartphones. De toute évidence, ils s’ennuient.
La directrice annonce le début de la votation et nous informe que les observateurs ont le droit de tout photographier et filmer, sauf des gros plans des électeurs ni leurs noms dans les registres électoraux. Nous avons aussi le droit de nous déplacer partout, sauf dans les isoloirs quand s’y trouvent des électeurs (plusieurs observateurs se sont vus refuser ces droits, pourtant inscrits dans les lois et les ordonnances, lors des élections parlementaires).
Je suis soulagée. Au moins, je n’ai pas besoin de me battre pour ces droits-là. Plus tard je comprendrai que je n’en ai vraiment pas besoin. De toute manière, cela ne change rien.
Le vote commence. Jusqu’à 9 heures du matin, la majorité des personnes qui viennent voter, sont des retraités. Les bulletins tombent dans l’urne, parfois nous pouvons voir pour quel candidat les gens ont voté, l’urne étant complètement transparente. Quelques personnes ont du mal à mettre leur bulletin dans l’urne, parce que le trou est trop étroit. Je marque cela comme un point positif, il serait très difficile d’y insérer plusieurs bulletins en même temps (c’était également un des moyens de fraude relevé lors des élections parlementaires : certaines personnes recevaient jusqu’à quelques dizaines de bulletins, mettaient les croix pour le parti de Poutine sur tous les bulletins et les mettaient tous en même temps dans l’urne). A neuf heures, je reçois un sms d’un ami qui suit les élections sur Internet. Des webcaméras ont été installées sur tous les locaux de vote du pays et les utilisateurs peuvent suivre le déroulement en temps réel. L’ami m’écrit : « Les urnes ne sont pas transparentes partout. En Ossétie, elles ne le sont pas. Par contre, là-bas les gens chantent et dansent dans les locaux. Chez vous, c’est ennuyeux ». Je souris en espérant que toute la journée sera calme et ennuyeuse.
Au bout de quelques heures le premier groupe mobile de vote à domicile part, car 5 personnes très âgées ou handicapées désirent voter à la maison. Julia accompagne le groupe. On nous montre un registre contenant les noms (de nouveau je pense que c’est un bon signe, ce n’est pas une liste préparée par les services sociaux), je marque le dernier nom de famille. Après une heure, le groupe est de retour. Julia me dit que tout s’est bien passé, les cinq personnes ont voté. La commission électorale prépare un procès verbal du groupe mobile et nous le montre, ainsi que le registre. Le nom que j’avais noté est toujours en dernier, personne n’a été rajouté. Le moral est très bon.
Soudain, plusieurs personnes d’arrondissements extérieurs au nôtre entrent pour voter, il y a même une file d’attente. Ils ne sont pas domiciliés dans les alentours de l’école et par conséquent ne peuvent normalement pas voter ici. Par contre, ils ont des cartes de vote spéciales leur permettant de voter ailleurs que sur leur local de domicile. On se fait des soucis, on regarde par-dessus de leurs épaules, on jette un coup d’œil sur leurs cartes de vote et leurs pièces d’identité, on contrôle qu’ils rendent bien leur carte de vote au membre de la commission électorale qui leur donne des bulletins. Lors du scrutin parlementaire, les administrations des villes ont arrangé une sorte de vote organisé, que les observateurs ont appelé « carrousel » : plusieurs personnes munies de carte de vote permettant de voter à l’extérieur de leur local de domicile, sont emmenées en bus dans un local où ils votent pour le candidat du pouvoir. Ensuite leur carte ne leur est pas retirée. Ces personnes se remettent en route et votent de la même manière sur un autre local, etc. Ainsi un groupe de cinquante personnes peut voter une quinzaine de fois.
Quand même cela ne ressemble pas beaucoup à un « carrousel ». Les cartes de vote sont retirées, les noms sur les cartes et les pièces d’identité correspondent. Tout semble être en ordre. Au cas où, je sors de l’école vérifier qu’il n’y a pas ni autocar, ni minibus qui aurait pu emmener toutes ces personnes en même temps. Ce n’est pas le cas.
Une amie à moi et ses parents viennent voter dans le local de vote 1106, voisin du nôtre, dans la même école. On échange quelques plaisanteries. La maman de l’amie me dit : «Je suis venue voter uniquement pour que mon bulletin ne soit pas volé et utilisé au profit de Poutine». J’abonde dans son sens et me réjouis du fait que l’attitude d’indifférence politique semble disparaître dans la société. Naïve que je suis !
Une femme d’une quarantaine d’années vient voter, accompagnée de sa fille, qui est d’une rare beauté. La directrice leur dit bonjour, demande comment ça va et si tout se passe bien au lycée de la fille. La belle semble être une ancienne élève. La maman et la fille votent, et ensuite disent que le papa s’est cassé une jambe et qu’il ne peut pas venir. « Il n’a jamais voté, et du coup il dit : non, cette fois-ci, c’est trop important ». La directrice répond que le deuxième groupe de vote à domicile va bientôt partir et passer chez eux. La maman et sa fille laissent une demande de vote à domicile et partent.
Le deuxième groupe mobile se prépare. J’en fais partie. Nous sommes trois. Ekaterina Mikhailovna Vasilkova – une fille rieuse aux joues rondes et A. Brevnova (je ne me souviens malheureusement pas de son prénom complet). Voici Mme Brevnova :

Je n’ai pas de photo d’Ekaterina Vasilkova, mais voici sa page sur le site VKontakte, qui est le Facebook russe :
http://vk.com/id35539109
Les deux sont membres de la commission électorale.
Le registre compte cette fois-ci 10 personnes. On prend la voiture, une Hyundai Getz vert claire, plaque d’immatriculation a114мм 178. Ekaterina Vasilkova conduit. On fait le tour et on récolte les voix de 9 personnes âgées et de ce papa à la jambe cassée. A chaque vote Ekaterina Vasilkova me montre bien qu’elle ne donne qu’un seul bulletin à l’électeur. Je regarde et je me réjouis. Une des électrices est une dame très âgée, elle a l’air d’être centenaire : le dos vouté, la tête penchée, les mains qui tremblent. Un membre de sa famille, lui-même déjà retraité, nous dit : « Eh, les filles, que Dieu vous donne de vivre jusqu’à un tel âge et de toujours vouloir voter…». Si vous saviez seulement ce que vont devenir vos voix… On arrive dans la famille du papa à la jambe cassée. Il vote, et nous offre une boîte de bonbons et des chocolats. Ekaterina Vasilkova refuse en riant : « C’est un pot-de-vin ! Il y a une observatrice ici, qu’est-ce qu’elle va en penser ! » Je ris aussi. Le papa nous dit : « Merci d’être passées, prenez-les pour le thé ». On prend les bonbons et les chocolats et on part.
Entre temps, dans le local tout va bien. Alexandre avait allumé son ordinateur portable et nous dit que sur un local de vote dans une cité universitaire, une rue plus loin, tous les observateurs ont été chassés par la commission. Sans droit de recours. Heureusement, chez nous tout va bien !
Vers sept heures du soir, un homme bien baraqué à la tête rasée apparaît dans le local. Il s’assoit sur une des chaises pour les observateurs, sort un journal de boulevard et plonge dans sa lecture. On le regarde avec des grands yeux, on se tourne vers la directrice. Elle nous dit : « C’est un observateur de la part des médias ». De la part d’un journal de boulevard ? Avons-nous l’air si stupide que ça pour y croire ? Julia me dit : « On devrait lui demander son mandat d’observateur ». Je fais une première erreur et je ne photographie pas cet homme. Je décide que de toute manière il ne peut rien faire de grave : il est tout le temps sous nos yeux, il ne pourra pas rajouter les bulletins dans l’urne, rien. On ne demande pas son mandat, ni à lui, ni à la directrice.
Il est 20 heures, le vote est terminé. La commission compte et scelle les bulletins non utilisés, ensuite viennent le décompte du nombre des électeurs venus et d’autres décomptes basés sur les listes électorales. Tous les chiffres correspondent, on marque le tout sur la copie grand format du procès-verbal final. La directrice propose d’ouvrir la grande urne. Je proteste et dis que selon la loi, il faut d’abord ouvrir les urnes des groupes mobiles de vote à domicile. C’est d’accord, on ouvre les urnes mobiles. Tout va bien, il y a 15 bulletins dans les deux urnes, comme il se doit. On ouvre la grande urne, la directrice répartit les bulletins en piles séparées pour chaque candidat. Je me tiens à côté et me fais des soucis, car je n’ai plus beaucoup de mémoire dans mon appareil photo. Je ne filme par conséquent pas, mais je regarde très attentivement comment la directrice place les bulletins sur les piles. Cela ne semble pas la déranger. Finalement les piles sont prêtes. Il y a des bulletins gâchés exprès, certains avec humour. Par exemple, quelqu’un a « voté » pour M. Kourginyan, un présentateur télé au discours controversé :

Je regarde les piles : la plus grande est pour Poutine, mais ne représente pas la moitié des voix, c’est clair. Prokhorov et le candidat du parti communiste ont beaucoup de voix, eux aussi. Je fais une deuxième erreur et je ne photographie pas les piles.
Le décompte des voix commence. La directrice dit : « Nous pouvons compter les bulletins pile par pile, ou bien plusieurs piles à la fois ». Je ne crois pas mes oreilles, « les voilà les problèmes qui commencent ! ». Je lève le bras et je proteste. La directrice dit : « La décision quant à la manière du décompte des voix est prise par la commission électorale de manière collégiale ». Je cite les provisions de loi qui stipulent que le décompte simultané de plusieurs piles n’est pas permis. Certains membres de la commission disent qu’il est tard et que tout le monde est déjà fatigué, mais la directrice tient compte de mon intervention, et commence à compter les bulletins de la première pile. Par contre, elle ne le fait pas tout à fait de manière prescrite par la loi et ne montre pas les bulletins aux gens autour d’elle et à la webcaméra. Je regarde ses mains et les bulletins. Tout va bien, le décompte est juste. Ensuite, j’allume ma caméra et je la filme, en train de compter les bulletins de manière inappropriée. Je me dis : « Le plus important, c’est la justesse du décompte, et là, je vois que tout roule ».
Les voix se distribuent ainsi :
Vladimir Zhirinovsky (extrème droite) - 64
Gennadi Zuganov (parti communiste) – 200
Sergueï Mironov (centre gauche) – 100
Mikhaïl Prokhorov (milliardaire, candidat indépendant, centre-droit) – 432
Vladimir Poutine - 704
En tout, la commission a distribué 1526 bulletins de vote, y compris la votation à domicile. Je me réjouis qu’un deuxième tour de scrutin semble inévitable avec des résultats comme ceux-ci.
Alors que je suis attentivement le décompte des voix, je réalise que celui-ci n’est pas rapporté sur la copie élargie du procès-verbal final, alors que la loi nous y oblige. On proteste, la secrétaire remplit la copie sans trop résister. Je photographie la copie. Les voix par candidat sont indiquées aux lignes 19 à 23 :

Presque tout est en ordre (sauf que les résultats véridiques n’ont pas été annoncés à voix haute, et par conséquent, on ne les entend pas sur la webcaméra. C’est maintenant que je le comprends…).
Et voilà que j’ai commis une troisième erreur, fatale celle-ci. Je me suis relaxée. Il est presque minuit, j’envoie des sms à mes amis, disant que tout est parfait dans notre local, j’appelle le centre électoral du parti qui m’a mandaté et l’Association des Observateurs de Saint-Pétersbourg pour annoncer les résultats. Bref, j’ai laissé la directrice et les autres membres de la commission sans surveillance, et je n’ai pas suivi l’assemblée finale de la commission.
Je me ressaisis quand je vois deux membres de la commission quitter le local de vote, tenant dans leurs mains des sacs poubelle noirs, remplis de quelque chose. Maintenant je comprends qu’il y avait là des bulletins de vote et les listes des électeurs, non scellés et non signés par les observateurs. La directrice apparaît et nous dit : « Je vous prépare la copie du procès-verbal final » et s’en va. Je regarde le mur et je vois que la copie élargie du procès-verbal final contenant les vrais chiffres N’EST PLUS LÀ. On l’avait enlevée sans faire de bruit. Je me retourne et je comprends que la directrice est partie. De plus, ni la vice-directrice, ni la secrétaire ne sont là. Restent uniquement les observateurs et Sergueï, le membre de la commission du parti communiste. Je demande où est la directrice. La fille observatrice pour Poutine me dit : « Elle est partie vous préparer les copies du procès-verbal ». Je me fâche et lui réponds : « Ça m’est égal, ce qu’elle est partie faire. Ce qui m’intéresse, c’est où elle est allée. À gauche, à droite, à l’étage en dessus, en dessous ? Et où la chercher maintenant ? » Quelqu’un me dit que elle a descendu les escaliers. Je descends en courant, c’est le rez-de-chaussée. Le couloir de l’école est vide à l’exception deux jeunes gars du local de vote 1106, en train de chercher leur propre directrice. Apparemment, elle aussi, elle a disparu…
Au bout d’un moment, ces gars entrent dans un local administratif de l’école, d’où ils sont chassés tout aussitôt. Ils me disent que les deux directrices sont là-dedans, avec quelques types baraqués aux crânes rasés. J’appelle Julia, je lui raconte ce qui ce passe au rez-de-chaussée, lui demande de surveiller le local, et dis que je resterai là à attendre notre directrice. Je me plante devant la porte. Je m’énerve de plus en plus, mais je ne réalise pas encore entièrement ce qui est en train de se passer.
La porte s’ouvre enfin, et apparaissent les types baraqués aux crânes rasés. Je crois reconnaître l’«observateur de la part des médias » qui était dans notre local un peu auparavant, mais peut-être ai-je tort. Finalement, ils ont tous le même visage, ou plutôt, le même crâne rasé. La directrice du local voisin 1106, Mme Irina Vassinovitch, pointe son nez. Ensuite, notre directrice sort. Je m’adresse à elle : « Les copies du procès-verbal ! » Elle me répond très poliment : « Montez dans le local, on vous donne les copies tout de suite », elle se tourne et part dans la direction opposée. Et là, je comprends que le voici, le moment pour lequel je suis arrivée de si loin, dépensant mes vacances, mon temps, mon argent, mes nerfs, le voici, l’instant qui prouve que j’ai raison d’être ici. Et que tout cela n’est pas vain. Donc, au lieu de monter dans le local de vote, je l’ai suivie dans le couloir désert de l’école.
La directrice marche devant moi, en accélérant le pas. J’accélère à mon tour, je cours presque. Je l’appelle par son nom, mais elle ne réagit bien sûr pas. Au fond du couloir il y a une porte, quelques marches, la sortie de secours. La directrice ouvre la porte de sortie de secours et je vois la nuit, le préau de l’école et une voiture. La même voiture Hyundai Getz verte claire, plaque d’immatriculation a114мм 178, qui m’a emmenée pour le vote à domicile. Notre directrice monte sur le siège arrière, les vitres sont teintées, on ne la voit pas. Sur le siège avant, la directrice du local 1106, Mme Irina Vassinovitch, regarde droit devant elle, le visage inexpressif:

Et qui est au volant ? Avec la même expression impassible : Mme Ekaterina Vassilkova, la fille rieuse aux joues rondes, qui nous conduisait pour le vote à domicile et qui ne voulait pas prendre les chocolats du papa à la jambe cassée, parce que c’était un pot-de-vin !!
Soudain, les deux gars du local de vote voisin, qui ont coincé les directrices, apparaissent. L’un d’eux essaie d’ouvrir la porte de la voiture. L’autre est presque sur le capot, il est en train de filmer, il crie quelque chose sur la responsabilité pénale, l’article de la loi et la peine de quatre ans en prison. Je m’agrippe au rétroviseur. La voiture commence à rouler lentement, le rétroviseur grince désagréablement entre mes mains. Les hommes baraqués sont de nouveau dans mon champ de vision. Je me rends compte que cela ne sert à rien de casser le rétroviseur, il vaut mieux photographier les plaques :

La voiture part, aucun moyen de l'arrêter.
Je cours à notre local – qu’est-ce qui se passe là-bas ? Julia se tourne vers moi, me montre une pile des papiers et pleure presque : « On nous a donné les copies du procès-verbal ! Regarde les chiffres !!! »
Et voici les chiffres du soi-disant procès-verbal:
Vladimir Zhirinovsky (extrème droite) - 16
Gennadi Zuganov (parti communiste) – 97
Sergueï Mironov (centre gauche) – 98
Mikhaïl Prokhorov (milliardaire, candidat indépendant, centre-droit) – 76
Vladimir Poutine - 1147
En tout, 1436 bulletins de vote, y compris le vote à domicile. Heure de signature du procès-verbal 22:35.



Le vote à domicile a passé du 15 bulletins à 24. Je ne comprends pas, pourquoi avaient-ils besoin de falsifier cette partie-là aussi ? Pourquoi diminuer le nombre des électeurs ? Pourquoi l’heure de signature est au moins une heure et demie plus tôt qu’en réalité ? Je me rends compte qu’ils auraient très bien pu préparer tous les documents AVANT le jour de vote : les registres, les listes des électeurs (auraient-ils falsifié les signatures de presque mille cinq cents personnes ?), peut-être même les bulletins de vote avec les croix pour Poutine. Et que maintenant, dans la commission d’arrondissement, ce sont ces documents préparés à l’avance qui vont être produits, alors que les vrais, eux, seront immédiatement mis dans une déchiqueteuse ? Je n’ai malheureusement aucune autre hypothèse.
Je vais au local voisin. La situation est la même là-bas, sauf que la copie élargie du procès-verbal final n’a pas été remplie lors du décompte des voix, et n’est donc pas enlevée du mur. Pas besoin. La voici, la pauvre :

Les vrais chiffres sont dans les notes des observateurs :
Local 1106
Vladimir Zhirinovsky – 42
Gennadi Zuganov – env. 200
Sergueï Mironov – env. 100
(les chiffres pour Messr. Zuganov et Mironov ont été marquées de manière approximative)
Mikhaïl Prokhorov – 347
Vladimir Poutine – 501
Et le soi-disant procès-verbal :
Local 1106
Vladimir Zhirinovsky – 20
Gennadi Zuganov – 90
Sergueï Mironov – 78
Mikhaïl Prokhorov – 56
Vladimir Poutine – 978
Je regarde la copie du « procès-verbal » qui m’a été donnée et me rends compte qu’elle est mal certifiée : l’heure de la réception des copies n’est pas marquée. De plus, j’aurais dû signer le registre des copies, ce que je n’ai bien évidemment pas fait. Je commence à rire nerveusement : quelle importance a la certification, si ce bout de papier est en soi de la fraude?
Je regarde la copie en détail et je comprends que l’original n’a pas été signé par les membres de la commission électorale. A la place réservée à la signature originale, il y a le mot « signature » pour tout le monde, sauf pour la directrice sur notre copie et la vice-directrice sur la copie donnée aux gens dans le local voisin. De plus, même le mot « signature » manque là où devait signer Sergueï, le membre de la commission électorale envoyé par le parti communiste. Par-dessus le marché, son nom de famille n’est pas écrit correctement. Sur la copie du procès-verbal du local voisin, même histoire avec la signature de ce gars qui cherchait les directrices dans les couloirs : le vide. J’apprends que les deux sont amis et qu’ils sont venus exprès dans des commissions voisines.
Je demande à Julia : « Qui a donné les copies ? » Elle me répond : « Je ne sais même pas, c’était tellement n’importe quoi ici… Mais c’est quelqu’un du local voisin ». Pourquoi un hurluberlu du local voisin nous donne les copies concernant NOTRE local ? Je me rends compte que cette question n’est pas la plus importante. Il y a tout un tas, de ces copies, or personne ne nous a demandé de signer le registre des copies comme il se doit. Contentez-vous de ça !
Tout d’un coup je suis saisie de peur. Et si ces gens baraqués revenaient une fois les directrices conduites à la commission électorale de l’arrondissement, là où les résultats sont validés dans le système électorale central ? Je dis à tout le monde de ramasser tous les documents et les papiers et de quitter les lieux au plus vite. « Où aller ? - Quelle importance ? Ne serait-ce que dans le bar d’à côté ! – Tu penses vraiment qu’ils vont revenir ? – Je n’en sais rien, mais je n’ai aucune envie de le vérifier par moi-même». On prend tout ce qui reste dans les locaux et on évacue les lieux de toute urgence. Il est une heure de matin. On est cinq. Je réalise que ce n’est que le début d’une longue histoire. J’envoie un court sms enragé à mon mari qui
est resté à Genève. Sa réponse : « prends soin de toi, et reviens entière ».
On entre dans le café le plus proche. La télé est allumée, on y parle du scrutin. Nous annonçons à haute voix tout ce que nous pensons de ces élections, en citant les chiffres. Les gens au café sont compréhensifs, mais nous demandent poliment de baisser le ton. Nous nous mettons à une table, commandons du coca et appelons tous les call-centres mis en place avant les élections pour ce genre de situations par les associations indépendantes ainsi que les centres électoraux des candidats qui nous ont mandatés. Nous rédigeons les plaintes à l’attention de la commission électorale de l’arrondissement. L’ami de Sergueï, Julia et une observatrice du local 1106 se préparent à s’y rendre à pied, car personne d’entre nous n’a de voiture. Je leur donne mille roubles (une vingtaine d’Euros) et propose de prendre plutôt un taxi. Nous avons pratiquement terminé la rédaction quand un représentant du parti communiste arrive, alerté par nos appels. Il prend des copies des « procès-verbaux » et note les vrais chiffres. Il nous raconte que juste avant, il avait suivi une voiture aux vitres teintés emmenant le directeur d’un autre local de vote jusqu’au bâtiment de la commission électorale de l’arrondissement. La voiture était restée devant l’entrée de la commission pendant une vingtaine de minutes, tous feux éteints, ses occupants espérant apparemment que le représentant s’en aille. Tout ce temps, on voyait une lampe de poche allumée à l’intérieur et des personnes en train de réécrire quelque chose.
Les plaintes concernant nos deux locaux de vote sont prêtes. Julia me rends mon billet de mille roubles et s’en va avec l’ami de Sergueï et l’observatrice du local voisin à la commission de l’arrondissement dans la voiture du représentant du parti communiste. Une fois sur place, elle nous appelle pour dire que la commission est assiégée par des observateurs, chacun avec un problème semblable au nôtre, et que la police ne laisse personne entrer. Il est impossible de déposer les plaintes. Le centre de la campagne électorale du parti communiste nous dit de préparer une plainte à la commission électorale de la ville, ainsi qu’un dépôt de témoignages. Les juristes d’un call-centre nous disent la même chose. Moi et Sergueï sommes toujours dans le bar. Il n’est plus possible de faire quoi que ce soit cette nuit. Le dépôt de témoignages et la plainte à la commission électorale de la ville, c’est pour demain. Ainsi qu’une plainte pénale au parquet contre Mme Elena Artukhina personnellement. Pour l’instant, on envoie les chiffres, les vrais et les falsifiés, à toutes les ressources web qui réunissent ce genre de données pour produire des résultats alternatifs et plus justes.
L’ami de Sergueï arrive après cette tentative infructueuse de déposer nos plaintes à la commission de l’arrondissement. Sergueï et son ami ont tous les deux 18 ans. Ils me demandent comment faire pour partir de ce pays, qui est devenu une dictature cette nuit. Qu’est-ce que je dois leur répondre ? Moi, j’étais partie pour des raisons personnelles, et non pas politiques, et voilà que j’essaie de faire mon possible pour ce pays que j’ai quitté. Aussi, comment vivre avec le fait que, malgré notre engagement, nous n’avons pas réussi à sauver toutes ces voix, ni celles des retraités, ni de mon amie et ses parents, ni de presque la moitié des gens qui ont voté ce jour dans nos locaux ?
Aller voter, cela ne sert plus à rien. Il vaudrait mieux que chaque personne devienne observateur ou membre de commissions électorales. Et que chacun voie ce que nous avons vu cette nuit.